Chapitre 1

Lucie

Je réajuste le col de ma veste, lisse ma chemise en soie. Extérieurement, je gère. Intérieurement, c’est un joyeux bordel.

J’ai devant moi des spécimens qui pèsent plus lourd que tous nos comptes en banque réunis. Je n’ai pas le droit de faire une présentation moyenne. Dans mon domaine, l’excellence n’est pas un but à atteindre, c’est une condition. Et pour convaincre un auditoire exigeant, tout se joue dans les premières minutes.

Garde le contrôle Lucie, suscite leur intérêt et surtout, ne fais pas d’erreur en cours de route !

Je garde mon objectif bien en tête. Je suis ici pour une chose bien précise  : leur faire signer l’avenant qui financera nos projets de déploiement. Une deuxième levée de fonds qui nous donnera le coup de boost nécessaire et indispensable.

Pour ça, je dois gagner leur confiance. Et en affaires comme en privé, c’est une question délicate. Si la confiance peut se perdre en une fraction de seconde sur un simple malentendu, en revanche, elle se gagne sur la longueur. Elle se prouve et s’entretient. Avec des résultats certes, des projections, des datas… Mais pas seulement. Et loin de là.

J’ai toujours été une grande intuitive, j’ai appris à manipuler les chiffres pour leur faire dire à peu près ce que je veux. Mais l’exercice le plus difficile, c’est la touche personnelle. Celle qui donne à votre projet ce je-ne-sais-quoi que les autres n’ont pas. Et comme Ella, tout le monde ne l’a pas. Les investisseurs parient sur des hommes et des femmes, sur des individus visionnaires, sur le potentiel de ceux qui portent le projet. Pas sur des données entrées dans un tableur.

Avec eux, on signe un deal, un pacte. On s’engage. Et certains ont bien raison d’y voir une symbolique démoniaque. Parce qu’en réalité, ce n’est pas avec le sang qu’on se noue à ceux qui détiennent le capital, mais avec les tripes.

 

Bon Dieu, comme je convoite la place de CEO !

Depuis combien de temps ?

Une éternité. J’ai intégré Biwace depuis sa naissance. J’ai vu la petite graine germer pour devenir un arbre vigoureux, plein de promesses. J’ai toujours partagé la vision de son fondateur.

Ah ! Si seulement il n’avait pas succombé au chant des sirènes. La Silicon Valley est bien trop attrayante pour les petits génies dans son genre… Là-bas, les investisseurs ont l’œil acéré pour repérer les petites pépites et elles sont financées pour des millions de dollars. Ici ? Il faut des lustres pour faire comprendre le potentiel d’une idée novatrice à des investisseurs frileux. On ne joue pas à armes égales. Pourtant, en France, nous avons des talents qui font la différence. Le problème, c’est qu’ils ont cette fichue tendance à traverser l’Atlantique pour vivre leurs rêves…

Notre fondateur a rejoint une équipe brillante dans une start-up américaine vouée à un avenir exceptionnel. Et dans sa grande bonté d’âme, il nous a laissé son projet, presque comme une excuse. Alors, même si Franck est parti, même si je ne peux pas m’empêcher de lui en vouloir un peu, moi, je suis restée. Parce que… je l’aime, cette boîte. Voilà tout. Je crois en elle. Pour preuve, je lui ai donné mes six dernières années !

 

Cette présentation, c’est mon moment. Si j’arrive à les convaincre, ils me nommeront CEO à la prochaine assemblée générale et je pourrai enfin donner à notre start-up l’ampleur qu’elle mérite. J’ai tellement de projets pour elle. Il y a tant de choses à faire. On pourrait révolutionner le domaine !

Je le dis à Antoine, je le lui répète depuis des mois. On doit pivoter ! Pas dans un an, pas dans six mois. Là, maintenant. La fenêtre de tir est mince. Nous n’aurons pas d’autres occasions, c’est une évidence. Si on continue dans cette direction, le bel arbre va perdre ses feuilles une à une, et toute notre équipe va se retrouver sur le carreau.

Mais Antoine me pense alarmiste. Je le vois bien. Pour lui, tant que nous sommes à l’équilibre, tout va bien. Pas de folie, pas d’euphorie, juste une lente, lente… dégringolade. Antoine ne voit pas assez loin. Il est incapable de la moindre anticipation. Parce qu’il n’a pas l’entrepreneuriat imprimé dans son ADN. Il n’aime ni prendre des risques, ni prendre des décisions et il lui manque cet enthousiasme qui dévore tout créateur de l’intérieur.

Notre président n’a rien de comparable avec Franck. Si on faisait facilement la comparaison entre mon ancien boss et les Elon Musk, Mark Zuckerberg et Larry Page, Antoine, lui, a tout du jeune roi débonnaire mais mollasson, qui se repose sur le trésor d’un ancien monarque. Trésor devenu aujourd’hui un acquis bien fragile…

En l’absence de Franck, il a voulu reprendre le flambeau, convaincu qu’il pourrait faire le job. Mais nous avons perdu quelque chose… Notre moteur, la force qui nous tirait vers le haut. Résultat  : notre start-up stagne. Plus proche du sol que de la mise en orbite. Quatre ans que nous y sommes. Une entreprise qui n’évolue pas est une entreprise morte. Je ne peux pas me résoudre à baisser les bras, pas après avoir sacrifié six ans ! Pas de week-ends, pas de vacances, des soirées passées au bureau, une totale dévotion à mon travail. Une vie sentimentale au point zéro et une santé malmenée par le stress. Pour rien ? Hors de question.

OK, respire, Lucie !

Comme pour chercher un support, mes yeux se posent sur les hautes tours de la Défense qui se dressent fièrement derrière les larges baies vitrées. Elles sont mon pilier, mon quotidien depuis que je travaille ici. Je les ai toujours trouvées rassurantes. Comme des sortes de sentinelles, des battantes qui tiennent debout malgré toutes les folies de notre monde.

 

Mon regard se pose de nouveau sur l’espace de la salle de réunion. J’ai installé mon laptop sur la gigantesque table en verre qui trône au centre. Une copie de mon écran est projetée sur l’immense toile blanche qui se déplie dans mon dos.

Je remonte mes lunettes d’un geste bref et balaie rapidement l’assemblée des yeux. Tout le monde a, devant lui, un exemplaire de mon document et une copie de l’avenant à signer. Bien évidemment chacun dispose de son verre d’eau, de sa tasse de thé ou de son expresso. Sucrettes, serviettes et même quelques macarons et mini-viennoiseries accompagnent le tout. En affaires, on séduit avec toutes les armes à disposition. Des papilles comblées sont de merveilleuses alliées.

Le dispositif de téléconférence pour recevoir les investisseurs japonais est en place. Très bien, tout est prêt. Ils sont prêts.

À toi de jouer !

— Mesdames, messieurs, merci d’être présents aujourd’hui.

Yeux francs et intenses, bustes vers l’avant, les plus audacieux s’aventurent à un très modeste hochement de tête. Lucky me.

Bienvenue dans mon monde. Ici, pas d’extravagance, le temps, c’est de l’argent. Ces individus sont en mode bulldozer. Ils enchaînent les meetings et les propositions. Ils sont assaillis de demandes, de projets qui s’annoncent, en toute modestie, comme les prochaines licornes1 de la décennie… Mais ils savent. Ils savent que s’il y a beaucoup de prétendants, il y a peu d’élus. Dans les nouvelles technologies, vous pouvez littéralement exploser les chiffres et entrer dans une nouvelle galaxie, comme graviter toute votre vie autour d’une étoile morte dans un système perdu. C’est une réalité. Aussi injuste qu’elle puisse être.

Aujourd’hui, ils se tiennent devant moi uniquement pour maximiser leur temps, assurer leurs placements, juger de la prise de risque, avoir un regard critique sur mon projet. Pas pour les bavardages inutiles. Pas pour mes beaux yeux.

Les formules de politesse sont évidemment de rigueur mais ne vous y trompez pas  : un sourire n’est pas une ouverture, c’est simplement un sourire.

— Voici les résultats du premier semestre. Les projections pour la fin de l’année sont réalistes…

Bip, bip, bip !

Un bref coup d’œil vers mon smartphone posé tout près de son grand frère, le laptop. Il ne me manque plus que la montre connectée et j’aurai toute la panoplie du parfait cadre 100  % high-tech. Sauf que j’ai toujours détesté ces gadgets accrochés au poignet.

— Hum… Excusez-moi… Grâce à notre percée sur le marché nord-américain, nous avons réalisé une forte croissance et nous avons toutes les chances de rentabiliser notre investissement à l’exercice prochain. Ce qui est bien évidemment un très bon indicateur pour la suite…

Bip, bip, bip !

Encore un bref coup d’œil. Plus appuyé cette fois. Grande invention du smartphone  : la notification. Si on ne clique pas, on ne voit pas l’intégralité du message. J’essaie comme je peux d’intercepter le maximum d’informations possible avec le temps dont je dispose avant que l’écran ne s’éteigne. C’est-à-dire  : pas grand-chose.

Lulu ! Je s…

Enzo. Sûrement encore un message pour me dire qu’il annule notre soirée hebdomadaire parce que d’autres plans se sont présentés à lui. À force, je n’ai plus besoin de messages. Enzo et son habileté à changer de projets dix fois dans la même journée, c’est un peu comme la cuite du vendredi soir. C’est incontournable, un peu pénible mais on s’habitue.

Et le pire, c’est qu’on en redemande.

Je plisse les yeux, mais, évidemment, le message disparaît trop vite. Si je prêtais des aptitudes humaines à ce mobile, je pourrais facilement affirmer qu’il me nargue. J’aurais alors tout le loisir de l’insulter, de le menacer avant de l’exiler au fond d’un tiroir pour le remplacer par un meilleur modèle. Mais pour l’heure, pas d’humiliation pour ce morceau de plastique… j’ai dix paires d’yeux braqués sur moi. Et la mauvaise nouvelle, c’est que ces globes oculaires impérieux détiennent l’avenir de ma boîte.

J’attrape illico mon téléphone et le passe en mode avion. Antoine et les autres n’auront qu’à se déplacer s’ils ont besoin de moi. Mais une fois ledit objet de ma colère mis en veilleuse, une notification d’e-mail reçu apparaît en bas à droite de ma présentation. Et donc, sur l’écran géant dans mon dos, en mode affichage pour myopie sévère  : « Lulu, je suis désolé de te déranger pendant ton meeting mon petit moineau… mais il faut que tu me rappelles, c’est hyper urgent ! »

Ô joie du tout-connecté !

Ce soir, c’est sûr, je m’envoie un écrasé d’Enzo en plat de résistance…

Comment foirer sa présentation ou perdre toute sa crédibilité en deux secondes chrono ? Demandez à Lucie, elle a tous les tuyaux !

J’aperçois un collègue qui pouffe dans le fond de la pièce. Si là, tout de suite, il pouvait s’étouffer avec sa connerie, j’en tirerais une grande satisfaction.

Petit ingrat.

Sans me considérer davantage, il penche le nez sur son smartphone et tapote quelque chose, un sourire narquois vissé aux lèvres. De nos jours, les ragots, rumeurs et histoires croustillantes transitent plus vite que la lumière. Il suffit d’écrire un statut, un tweet. De prendre une photo à la dérobée en y accolant une émoticône bien choisie ou d’envoyer un texto à son collègue de bureau. Et autant dire que le phénomène est d’autant plus rapide quand vous êtes à une place largement convoitée. C’est même… immédiat.

Si « Lulu » est un surnom autorisé pour mes proches et mes amis, en revanche, une seule personne m’appelle « petit moineau »  : Enzo. Généralement lorsqu’il veut m’amadouer. Mais ça, c’était avant. Parce que maintenant, ce sera toute la boîte.

Hourra.

Les investisseurs ne bronchent pas. Ils ne cessent de m’observer. Les petits moineaux, eux, ils les croquent entre deux signatures.

Tout se joue dans les premières minutes, disais-je donc ?

— Hum, excusez-moi…

Deux fois que je m’excuse dans la même minute. Pas bon. Pas bon du tout.

Un homme d’une cinquantaine d’années, aux yeux intelligents et au look très british, lève la main, d’un air faussement écolier. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il s’agit de Williams, notre investisseur majoritaire.

— Peut-être que nous vous dérangeons, miss ? C’est l’heure du déjeuner pour les Français, n’est-ce pas ?

Il me regarde, railleur, et observe les réactions de ses congénères. Fier de lui.

D’habitude, j’aime l’humour anglo-saxon, mais dans ce cadre-là, ce n’est pas de la rigolade, c’est de l’humiliation.

Se présentent à moi deux options  : soit j’encaisse, je me contente de sourire et je passe aussitôt pour la nunuche de service sans repartie, soit je joue au même niveau que lui et je lui rappelle qui drive cette réunion. Ma mère m’a toujours dit  : « L’humour est une arme terriblement efficace, surtout avec les cancres de la classe. »

Je repose mon téléphone avec une certaine maîtrise et un calme apparent. Je plante les yeux dans ceux de mon interlocuteur et lui lance, avec une mine espiègle  :

— Je sais que les Anglais affectionnent particulièrement notre cuisine, monsieur Williams, pourtant nous sommes avant tout ici pour parler business. Mais ne vous inquiétez pas, je nous ai réservé un restaurant très réputé pour notre déjeuner.

Il me regarde cette fois avec malice tandis que je parviens à arracher des rires contenus à mon auditoire (faut pas pousser).

Concentre-toi, Lucie, tu as repris la main. Tes auditeurs sont plus détendus ! Let’s go !


1

Chapitre 2

Lucie

— Sérieux Enzo ! J’étais en plein meeting là ! Tu le savais, je te l’avais dit ! C’était hyper important pour moi !

Il vient à peine de décrocher. Il n’a pas eu le temps de dire un mot que je déverse déjà ma colère (et mon humiliation) sur lui, sans pouvoir m’arrêter. Quelque chose en moi me trouve bien injuste et me chuchote que je n’avais qu’à éteindre mon portable si je voulais éviter ce fiasco. Mais comment déconnecter quand toute la boîte compte sur vous et que vous êtes sollicitée environ… H24 ? C’est un peu comme si j’étais la maman de cinquante gamins. Sympa, non ?… Et dire que mes copines se plaignent d’élever un seul gosse !

« Lucie, je n’ai plus de temps pour moi ! Il me prend toute mon énergie ! », « Lucie profite de ton célibat ! Surtout, ne fais pas d’enfant ! », « Lucie, prends plutôt un chien… », ou encore  : « Lucie, je vais te dire, parfois je me demande ce qui m’a pris. »

Bah… T’as oublié la capote, ma grande.

Qu’elles viennent un peu voir ici ! Je dois à la fois jouer la pro, la psy, la bonne pote, la bonne poire aussi parfois et la flic quand il le faut. Et mon énergie ? Oh, allez savoir… je vous laisse imaginer cinquante bambins accrochés à vos basques qui vous demandent de l’attention.

Mais sinon, je nage dans le bonheur !

Je suis remontée comme une cocotte ! Assise sur la cuvette des toilettes, bien enfermée à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes, je gesticule comme si j’allais démolir la porte qui me fait face. Je dois avoir l’air d’une aliénée. Heureusement, personne ne voit maman Lucie prête à péter une durite ! Encore le grand avantage de ma position. Si mon bureau s’apparente à un confessionnal voire parfois à un hospice, en ce qui me concerne, je dois gérer mes problèmes avec moi-même. Ou avec Enzo, la seule oreille fiable à laquelle je puisse me confier…

Et en parlant du loup, il a intérêt d’avoir une foutue bonne raison pour m’avoir dérangée au beau milieu de ma présentation !

— Désolé… Mais faut que tu viennes tout de suite, je…

— Tout de suite ? Tu plaisantes, là ?! T’as déjà bien failli me faire foirer ma présentation, je ne vais pas planter mes investisseurs maintenant ! En plus, il y a cet Anglais-là, qui…

— Lucie, je suis aux urgences.

— Tu…

Ma colère s’évapore d’un coup. À la place, un venin sournois vient comprimer ma poitrine et coupe net ma respiration. Je me recroqueville contre mon téléphone et baisse le ton comme si tout à coup, je m’adressais à un enfant apeuré.

Arrête Lucie, ça peut être n’importe quoi.

J’ai peur. Peur que mon compagnon de toujours ait à nouveau perdu pied. La dernière fois, la pente a été longue à remonter. Il a dû faire un séjour de deux semaines en hôpital psy après une tentative de suicide. Les jours les plus longs de sa vie.

À sa sortie, je l’ai soutenu comme j’ai pu, nous avons longuement parlé, parfois pendant des heures, en pleine nuit. J’ai partagé sa détresse et tenté de le rassurer, je me suis retrouvée à le border chez lui, à l’encourager à se remettre sur ses créations, à l’aider à prendre son petit déjeuner et parfois même à le motiver pour sortir du lit. J’ai dû faire face à ses rejets, ses contradictions, sans jamais oublier que ce Enzo-là n’était pas lui-même.

Des mois passés avec cette boule au ventre, cette peur insidieuse qu’il fasse une « connerie » dès que j’aurais le dos tourné. Des mois passés à le voir si mal. À le voir passer à côté de son bonheur, enfermé dans ses propres pensées. Lui qui peut être un tel rayon de soleil.

Je l’aime, cet idiot. Plus que tout au monde. Et je m’inquiète pour lui. Je culpabilise de ne pas être assez présente, absorbée par mes propres soucis.

Il faut dire qu’Enzo n’a pas eu la vie facile. On va dire que cette dernière ne l’a pas épargné. Mais depuis quelque temps, il me semblait qu’il avait trouvé son équilibre dans la création. Il me parle toujours de ses dernières pièces avec exaltation. Il a ce truc qu’ont les artistes, cette petite lumière au fond des yeux dès qu’une nouvelle idée lui vient.

À bien y réfléchir, j’ai remarqué certaines choses. Il a perdu du poids, beaucoup et vite. Le stress y est pour beaucoup. Le mal du siècle, pas vrai ? Sauf que sur Enzo, plus que sur quiconque, les effets de ce monstre moderne peuvent être dramatiques.

Mais le mal-être d’Enzo est bien plus profond. Je sais très bien qu’il a ses démons, ses failles. Comme tout le monde. Mais généralement, on gère ses coups de mou et on repart. Pour Enzo, c’est différent. J’ai compris dans la douleur que ses phases dépressives sont tout aussi violentes qu’imprévisibles. Elles peuvent disparaître pendant des mois ou des années. Puis revenir au moment où on s’y attend le moins, même aux moments les plus calmes. Comme si le cerveau d’Enzo profitait d’une accalmie pour lui jouer des tours. Ou comme si son corps attendait le « bon » moment pour s’autoriser à lâcher.

Il est tellement sensible que, parfois, d’un seul coup, son monde intérieur s’écroule comme un château de cartes. Peut-être à cause d’un trop-plein. Et le voilà parti au-delà de lui-même. Prêt à prendre les pires décisions…

— Tu… Quoi ?

Mes doigts sont gelés à présent et s’agrippent au téléphone comme à une bouée de sauvetage.

Ne me fais pas ça, Enzo.

— C’est Ludo, il m’a dit de venir tout de suite aux urgences.

Ludo ? Je fouille dans ma mémoire. Enzo a beaucoup d’amis. Surtout des compagnons de fête. Je suis loin de tous les avoir croisés…

— Qui ça ? Mais pourquoi ? Qu’est-ce que tu as ?

Un bref silence au bout du fil. Je n’aime pas ça.

— Enzo ! Putain ! Tu me fais flipper là !

— Je ne sais pas, OK ? J’avais ce mal de bide, tu sais… qui traîne depuis un moment. Mais depuis quelques jours, c’était vraiment douloureux. Et puis j’ai perdu quelques kilos… Alors je suis allé voir le docteur entre midi et deux, il m’a fait passer un scanner. Et quand je l’ai montré à Ludo, il a flippé. Genre carrément flippé. Tu le connais pas, je l’ai rencontré il y a quelques jours… Ludo, hein. Pas le toubib. Il est venu dormir à l’appart et quand il a vu le cliché ce matin, il m’a dit de ramener tout de suite mes fesses aux urgences. Il est infirmier ici. Tu le verrais, il est tellement beau… Mais un peu speed. Tu crois que je suis fait pour être avec un mec speed ?…

Je soupire et me pince l’arête du nez pour me recentrer sur l’information principale. Avec Enzo, les explications sont toujours fouillis, surtout lorsqu’il est en panique. Elles sont farcies de détails qui auraient leur importance dans une autre conversation. Ou pas du tout.

Je me secoue un peu pour reprendre de l’assurance. Enzo est aux urgences, mais la dernière chose à faire, c’est de lui transmettre mon inquiétude. Je dois être pragmatique pour deux.

— Tu veux dire que tu te retrouves aux urgences parce que ton coup d’un soir a zieuté une coupe de tes entrailles ? Écoute, je veux bien discuter de tes délires sexuels autour d’un verre de rhum, mais là, en début de journée, c’est un peu rude. Et ton médecin dans l’histoire, il te dit quoi ?

— Ce n’est pas un coup d’un soir. Enfin, je crois…

— Enzo. Le toubib. Il dit quoi ?

Je l’adore. Mais j’ai souvent envie de lui taper dessus pour qu’il aille à l’essentiel. Ce qui, évidemment, relève de l’impossible.

— Pas de nouvelles. Tu sais ce que c’est… les généralistes. Et puis bon, Paris quoi…

Mais oui, c’est ça ! Je sais surtout que cette tête de linotte a sûrement oublié de rappeler son docteur pour vérifier que tout allait bien. Il y a une seule personne qu’Enzo néglige. Lui-même.

— C’est sûr. Et donc tu as rappelé ton docteur pour lui dire qu’il t’avait oublié ?

— Non, mais tu vois, j’étais sur ce modèle, là, et c’était hyper important de finir parce que j’avais un rendez-vous avec la nana de Grazia et…

Bah ouais, tu as toujours des excuses, Enzo. Tu me fatigues…

— Et tu ne t’es pas dit que faire un scanner, ce n’est pas comme se faire poser un masque à la mangue ? Ça ne sert à rien si c’est pour ne pas le faire analyser ! Sérieux, Enzo ! Ils ne t’ont rien dit là où tu as passé le scanner ?

— Non… Juste de retourner voir mon généraliste… Les masques à la mangue, ça existe vraiment ?

Je vais le buter.

 

Quelqu’un tape à la porte des toilettes. Je sursaute, manque de faire tomber mon mobile et lâche un juron.

— Vous êtes daltonien ? Vous ne voyez pas le petit signal rouge devant votre nez ?

— Euh… Lulu… hum… Lucie. C’est Antoine. Il me demande si tu as bien commandé les Uber pour emmener les investisseurs au restaurant.

Je ne peux même pas aller sur le trône tranquille ?! Je suis la seule à être capable de commander des taxis, ici ?!

— Je suis aux toilettes, bon sang ! Deux secondes ! Et la prochaine fois que tu m’appelles Lulu, je fais des tresses avec tes viscères. Vu ?

 

J’attends que les pas s’éloignent avant de reprendre ma communication. On ne le reprendra pas, le petit nouveau, à venir m’importuner dans les toilettes.

— Écoute, Lulu. Je ne t’appellerais pas comme ça, en mode sauvage, si ce n’était pas important. Il y a un truc qui cloche. Ils me font flipper ici. J’ai besoin de toi.

Je me masse le front pour reprendre mes esprits. Voyons voir, si Enzo est aux urgences depuis une petite heure, il y a fort à parier qu’il n’a pas encore vu de médecin. C’est déjà bien beau qu’il soit dans un box.

— C’est-à-dire ? T’as déjà vu un médecin ?

— Ouais… Enfin, non. J’ai vu une infirmière qui m’a collé une perf. Je n’ai pas compris. Ils ne peuvent pas me donner une bouteille d’eau pour m’hydrater, comme tout le monde ? Pourquoi ils me collent une perf comme ça ? C’est leur façon de dire bonjour ici ou quoi ? Genre « Hey salut ! Paf ! Perf ! Merci, bisous ».

— Enzo…

— Ouais… Pardon. La médecin des urgences est passée vite fait. Elle m’a dit qu’il y avait quelque chose de préoccupant sur le scanner. Une masse. Ça se voit, ça fait comme une grosse tache noire… Mais elle est restée évasive. Ils disent qu’ils doivent montrer ça au professeur machin-chose et me garder pour d’autres tests.

Mon sang se glace à l’évocation de cette « masse ». Et je sais très bien ce qu’Enzo est en train de s’imaginer.

— Écoute, ne panique pas. Ça peut être n’importe quoi, OK ?

— Ouais…

Je sens bien que ma tentative de réconfort fait chou blanc. Enzo le cache, mais je sais qu’il est en détresse. Et dire que je lui criais dessus il y a deux minutes… Je voulais une bonne raison d’être dérangée, hein ?

Celle-ci est-elle suffisante Lucie ?

Je prends une seconde de réflexion. Une grosseur ne veut pas dire une tumeur. Il peut s’agir d’un kyste, de n’importe quoi. Enzo est jeune mais il fait souvent des excès.

Trop d’excès.

Je ne dois pas l’inquiéter. Encore moins avec son passif familial. Il doit suffisamment se projeter sans que j’en rajoute une couche.

— Tu es dans un box, là ? Ce Ludo, il est avec toi ?

— Il court à droite à gauche pour essayer d’avoir des infos et me faire passer en priorité. Là, je suis tout seul avec les moniteurs. Autant te dire que la conversation est assez limitée…

Les investisseurs, le projet de déploiement, Antoine, tout ça n’a plus aucune importance. Quelque part dans un box glauque des urgences, mon ami est assis seul sur un brancard, sans savoir ce qui l’attend. Et cette simple pensée m’est insupportable.

— J’arrive. Tu ne bouges pas.

— Tu veux que j’aille où ? C’est pas Disneyland ici.

— Enzo, je ne plaisante pas. Tu restes dans ce box et tu m’attends, compris ?

— Oui maman.

Malgré sa désinvolture, je sens le soulagement dans sa voix.

Je soupire, sors des toilettes et passe mes mains sous le jet d’eau fraîche. Je les pose, paumes ouvertes, contre mes joues. Je prends quelques secondes pour m’observer dans le miroir. Les yeux fatigués, les traits tirés, masqués plutôt habilement par le fond de teint. Faute de temps pour prendre soin de mon corps, je suis passée maître dans l’art du subterfuge !

Ma pauvre Lulu, t’as vraiment une sale gueule. Je me demande où est passée la fille délurée qui se moquait de ces gens trop sérieux. Le poids des responsabilités, sans doute.

Je prends une inspiration, lisse mes vêtements et pousse la porte qui mène au couloir. Le bruit de mes pas s’étouffe dans le sol molletonné. De chaque côté de moi s’étendent de grands open spaces. Les couleurs sont vives, les murs placardés d’affiches de « motivation » ou de références geeks en tout genre. J’aperçois quatre collaborateurs qui prennent leur pause autour du baby-foot au fond de la salle. J’aime l’ambiance de nos bureaux. Mais il m’arrive de me demander si nos objectifs ne mériteraient pas un peu plus de sérieux…

Je me dirige vers l’espace d’Antoine. Je l’aperçois, le nez collé à son écran, visiblement en pleine analyse.

— Antoine !

Il relève la truffe. Réajuste ses lunettes démodées, avant de poser sur moi ses petits yeux de cocker.

— Ah Lucie ! Justement ! Les investisseurs nous attendent. Le stagiaire te cherchait pour les Uber mais visiblement tu étais… occupée. Alors j’ai géré.

Oh merci Antoine pour cette grande contribution !

— Super. Écoute. À propos du déjeuner. Je ne peux pas venir. Je dois rejoindre un ami de toute urgence. Il est à l’hôpital.

— Oh ?… Rien de grave ?

— Je ne sais pas… Mais il a besoin de moi. Tu peux gérer le déjeuner ? Je ne sais pas dans combien de temps je serai de retour.

— Bien sûr.

Quoi qu’on en dise, Antoine est résolument humain. Je le voudrais plus dynamique, pour autant, j’apprécie beaucoup sa bienveillance. Un autre à sa place aurait vite fait de me dire qu’il y a certaines priorités dans la vie, que mon copain d’enfance n’a pas besoin de nounou, ou m’aurait fait comprendre son mécontentement. Mais le côté positif d’Antoine, c’est que le stress n’a pas d’emprise sur lui. Il vit sa vie, peu importent les tempêtes et les drames qui déferlent. Ce qui rend le personnage attachant, d’une certaine façon.

— OK merci !

Je me retourne avant de me mettre en route mais stoppe ma course. Mutine, je dresse un index en direction de la salle où se trouvent encore les investisseurs.

— Fais gaffe à Williams, c’est un petit rigolo aujourd’hui…

Antoine me décoche un sourire de connivence.

— J’ai entendu ça.

Évidemment. Ma bourde a déjà fait le tour de la boîte !

J’adresse un hochement de tête à mon boss avant de partir en direction de l’ascenseur. Je me sens frustrée. Je ne pourrai pas profiter du déjeuner pour expliquer plus avant mon plan de déploiement. Antoine le fera. Mais avec moins de passion. Je soupire. Tant pis. Enzo a besoin de moi.

Commander Le bonheur était là